11. Doudeauville |
Debout dans l'embrasure de la grande double-porte qui ouvre sur son bureau, Ludovic Doudeauville, les bras fichés le long du corps, prend la pose et dit : « OK, je veux bien, mais je vous préviens tout de suite, ça, ce n’est pas moi. Moi, je suis un type gentil. » Le photographe vient de lui demander d'arrêter de sourire, de prendre un air concentré et de sortir les mains de ses poches. Mais en aucune circonstance le jeune Doudeauville n'aime quitter son masque d’héritier modeste et décontracté. « Appelez-moi Ludovic, ce sera quand même plus cool, non ? Pour Ludo on va attendre encore un peu… » C'est son style, à Ludo, il est cool ; c’est sa marque de fabrique personnelle, sa singularité à lui, bien servie par un visage incroyablement juvénile surmonté d'une vieille coupe en brosse naze radicalement hors d’époque. Apparemment, il excelle dans ce rôle de VRP sympatoche et inconsistant du groupe le plus influent du capitalisme français. Il dit « Salut » au premier venu, pratique la tape virile dans le dos, la vanne bienveillante, la bise amicale et les oeillades complices. Ludovic Doudeauville, 49 ans, héritier en chef du groupe éponyme, reçoit dans son bureau, au rez-de-chaussée de l'hôtel particulier familial, rue de Tilsitt. En 1997, à son retour des Etats-Unis, où il était parti se faire les dents pendant quatre ans dans une filiale du groupe, Ludo a exigé de s'installer dans le bureau historique de son père, Jean-Claude Doudeauville. « Même s'il avait travaillé dans un placard, je m’y serais mis, je vous jure », dit Ludovic. Adolescent, c'est ici qu'il venait partager, le midi, un plateau repas avec l’entrepreneur, ou faire ses devoirs sur un coin de table, le soir, à la sortie du lycée. Ludovic n'éprouve aucun besoin de s’inventer un nouveau territoire : il n’a rien changé depuis qu’il a investi les lieux. Ni le mobilier, ni sa disposition. Il a simplement disposé quelques souvenirs, dont deux casquettes et une balle de baseball aux couleurs d’une équipe américaine. Sur son bureau, trône la photo de ses deux rejetons, Marco (9 ans) et Amaury (7 ans), juste pour matérialiser le fil tendu entre les générations ; et celle d’Ambre, cette jeune belge de 22 ans qui partage désormais sa vie. Et ça c’est mon amour, dit-il, en couvant des yeux l’image de la grande brune sculpturale. Son héritage : un groupe aux impressionnantes ramifications et aux puissants tentacules, à la fois présent dans l'aéronautique et la défense, la presse, la radio, la télé, l'édition, l'automobile, le sport de haut niveau ou l'élevage de chevaux. Un véritable empire dans l'Etat. Ludovic, pour sa part, pilote les activités média. C’est son truc. « J'ai grave conscience de la responsabilité démocratique que cela impose. En fait, je crois que ce n'est pas le poids ou la taille d'un groupe qui importent, mais la façon dont on exerce ce pouvoir. Or, dans notre groupe, ce pouvoir est totalement partagé et décentré », dit Ludovic. Ce n'est pourtant pas l'avis de tout le monde : « Ludovic est trop parano pour ne pas être dictateur ; il fait la pluie et le beau temps. Absolument toutes les décisions d’importance passent lui », dit de lui l’une des personnalités les plus influentes du capitalisme français qui a préféré rester anonyme. Comme papa, le fiston revendique sa qualité de « patriote ». Cette profession de foi est paradoxale : lui, le fan invétéré de blockbusters hollywoodiens (Gladiator et Il faut sauver le soldat Ryan font partie de ses films préférés) s’érige en dernier rempart de la fameuse exception culturelle française. Il n'y voit pas de contradiction, arguant qu’il œuvre pour le rayonnement de la France dans le monde. Il appelle Sarkozy son frère mais confesse voir en Fabius un mec bien, comme si tout, la droite, la gauche, était parfaitement interchangeable. Ludovic Doudeauville est au-dessus de tout cela, des querelles de parti et des guéguerres électorales. Au-dessus, ou bien complètement à côté. Tous ses proches le disent : il faut se méfier de l'héritier Doudeauville, parce qu’il n'est pas celui qu'il donne à voir. « Son attitude, a priori superficielle, lui sert en fait de carapace. C'est extrêmement difficile d'avoir vraiment accès à ce qu'il pense », dit l’un de ses collaborateurs qui a préféré rester anonyme. Il tripote nerveusement le capuchon de sa petite bouteille de Badoit (pas d'alcool, comme son père – on l’a vu en revanche se lâcher sur la coke et les putes, rapporte l’un de ses amis qui a préféré rester anonyme). Il répond : « Faire la paix avec soi-même est une affaire difficile. A quatorze ans j'ai vécu un rude combat ; depuis je suis un homme heureux. » C’est à cette époque, en 1975, que ses parents, une mère plutôt distante, un papa absorbé par ses croisades d'industriel, se séparent. Jusque-là surtout élevé par ses grands-parents, Ludovic choisit le camp du père. Il ne reverra plus sa mère jusqu'à la naissance de ses enfants. « J'ai estimé que mon rôle était de rester aux côtés de mon père jusqu'au bout », explique Ludovic. Il oublie de mentionner que c’était lui qui avait la thune. Du coup, il n'y aura chez ce dernier ni révolte en phase de crise d’adolescence, ni mise à distance avec meurtres sanguinaires ou symboliques de la figure tutélaire. Rien de tout ça ; juste une fidélité totale et inconditionnelle. Le 12 novembre 1982, sur une nationale du Calvados, une camionnette faillit pourtant bouleverser à tout jamais le nouvel ordre familial instauré. Elle percuta de plein fouet une Matra Bagheera qui roulait en sens inverse. Au volant, Ludovic venait de quitter le haras familial pour partir en virée nocturne à Deauville avec un copain (sans doute pour se taper de la coke et des putes). L’accidenté ne se souvient plus de rien, si ce n'est qu'il n'avait pas eu le réflexe de mettre sa ceinture. Traumatisme crânien, éclatement de la rate, hémorragie interne. Le copain s'en tire plutôt bien, avec une mâchoire cassée, mais Ludovic plonge dans le coma, y reste pendant plusieurs jours. Il frôle la mort. Plus que jamais unis par cette épreuve, le père et le fils Doudeauville décident de ne faire plus qu'un. Jean-Claude déclare que son fils bien-aimé lui fait office de « miroir ». Ludovic réplique que son père est son « idole ». Tous les deux semblent batifoler dans un même moi fusionnel et extatique, que ce soit en public, dans la gestion des affaires, ou sur un court de tennis, sport qui fait la passion de toute la famille avec la coke et les putes. Et où, malgré un coup droit « bien giflé » dont il dit n’être pas mécontent, Ludovic n'est jamais parvenu à battre son père. Avant chaque match, Jean-Claude prenait pourtant les devants : « Ça me ferait kiffer, fiston, si tu pouvais gagner cette fois-ci. Alors tu te sors le doigt du cul et tu te défonces, mon grand. » Ludovic n'a jamais pu. « Putain, même quand j'avais le court grand ouvert, il fallait que je trouve le moyen de foirer mon coup et de mettre la balle dehors comme une brêle », dit-il en souriant. « Tuer » son père est définitivement au-dessus de ses forces. Pourtant, il va essayer. Tout de suite après son retour des Etats-Unis, en 1997, Ludovic se cherche un territoire propre, une démarche hyper perso pour se prouver son autonomie. Une posture, un ton. Sa marque de fabrique, son style. Il cherche. Il sait qu'il est attendu. Et qu'il n'échappera pas au jugement paternel. « Plusieurs fois, c’est arrivé qu’on le voie pousser la contradiction pour chercher un peu la merde, pour aller à la confrontation avec son père », explique un membre historique du groupe qui a préféré rester anonyme. Reprenant à son compte le leitmotiv de Laurent Fabius à propos de François Mitterrand, il déclare alors en parlant de son père : « Lui, c'est lui et moi, c'est moi ». Mais cette petite lutte ne durera pas longtemps. Début 2000, Ludovic fait volte-face, retourne sa veste, vire de bord, change son fusil d'épaule. Et peaufine subtilement la formule qui va avec : « Lui, c'est moi et moi c'est lui », répète-t-il à l'envi et à qui veut l’entendre. Ludovic nie avoir jamais voulu prendre du champ. Plus qu'une promesse, cela sonne comme un pacte, une alliance indéfectible scellée par les années, et par les interdits. « Il y a clairement chez lui une vraie hantise permanente de la trahison », dit l’un de ses collaborateurs qui a préféré rester anonyme. Ludovic reconnaît avoir peu d'amis. Il a en horreur les mondanités du pouvoir, ses clubs et ses coteries. Au lieu des cercles d’initiés, il préfère se marrer avec de la coke et des putes. « Franchement, je n'appartiens à aucun réseau, j'ai les miens », prévient-il. Il distille sa confiance dans un goutte-à-goutte suspicieux, ne délègue rien à 100 %, par principe. Et « quand on reçoit un compliment de sa part, c'est pour en prendre plein la gueule tout de suite après, alors… », dit un autre qui a préféré anonyme. Ludo est un mec vigilant à qui on ne la fait pas. Depuis la mort de son père il y a trois ans, cette méfiance s’est encore renforcée, mais il assume au grand jour son propre style. Il n’a plus à craindre les jugements du vieux sage. Avec Ambre, il a décidé d’afficher son amour. Vidéos roucoulantes, séances photos enlacées dans un hôtel de luxe, Ludo veut que son bonheur se sache. « Entre nous, c’est du sérieux », répète-t-il à tous les fâcheux qui voudraient ne voir dans leur couple qu’une lubie de cinquantenaire ou un plan de carrière pour top-modèle opportuniste. « Ça fait 5 mois, cinq mois ! Bientôt 6, le 14 juillet, le jour de la fête nationale… française », précise-t-il. Quand elle entre dans le bureau, son visage s’illumine. Que pensent ses collaborateurs de sa nouvelle idylle ? « Ils sont tous heureux de voir leur patron heureux », dit Ludo. « Regardez-la. Je devrais avoir honte ? Je ne suis pas un patron honteux. » Il hausse les épaules : « Parfois les gens pensent trop. Pas toujours mal, mais parfois un peu mal. » |