6. Fouetter ou se faire fouetter
Ils m’avaient souvent parlé de ce banquier aux mœurs sulfureux, connu dans les milieux de la finance et du renseignement pour ses coups de sang, ses coups de bluff, son intelligence instinctive et vorace des flux financiers et des spéculations porteuses, ses mauvaises fréquentations et son absence totale de scrupules. Mes sources de Hong Kong, de Singapour, d’Abu Dhabi et du Luxembourg me rapportaient divers détails concordants, dressaient de lui un portrait résolument à charge, preuve qu’il inspirait chez la plupart des personnes qui l’approchaient, que ce soit dans un cadre professionnel ou plus anecdotique, ou plus informel encore, une certaine méfiance, voire une franche haine. On savait qu’il avait entretenu avec son père, banquier avant lui, des relations houleuses et complexes : on devinait sans mal la blessure narcissique qu’il en avait de tout temps gardée, la soif de revanche et l’ambition, la cruelle obsession de réussir qui en découlaient. On le soupçonnait de liens avec des sphères occultes, politiquement troubles ; je n’y croyais guère. Ou plutôt n’y voyais-je que la manifestation d’un goût pour la canaille, pour les personnalités aux idéologies douteuses et aux vécus tortueux, un penchant assumé pour cette qui devait l’exciter vaguement, ou plutôt lui fournir une sorte de paysage d’arrière-plan pour ses excitations, un décorum sexuel. On lui prêtait une accointance pour tout ce qui semble scandaleux dans les coteries compassées dont il est issu, où il a grandi, leur préférant la compagnie des malfrats, des barbouzes, des requins, des hommes de pouvoir facilement corruptibles ou complètement corrompus, les amitiés viriles et infidèles, passagères comme la discussion de deux gens du beau monde se retrouvant dans l’antichambre d’un bordel en attendant d’aller chacun vers l’alcôve qui lui est réservé pour y assouvir ses vices, fouetter ou s’y faire fouetter. On le disait capable d’une méchanceté radicale, d’une intransigeance virant à la manie, d’une exigence susceptible de basculer à tout instant dans la colère froide et impitoyable. On le disait capable de briser en une phrase la carrière de l’un de ses collaborateurs ou de ruiner la crédibilité d’un banquier concurrent. Sa morgue hautaine semblait l’isoler du reste du monde, dans lequel il paraissait s’avancer dépourvu d’affects et d’états d’âme. On le pensait presque invulnérable.


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