5. Domotique |
J’ai longtemps considéré ma femme comme une pasionaria invétérée des innovations en matière de domotique et d’équipements électro-ménagers en tout genre, à condition d’ailleurs si possible, le plaisir n’en paraissant que plus grand, qu’elles paraissent de prime abord, je veux dire au regard de nos habitudes domestiques, parfaitement superflues. J’ai aimé le Salon de la Maison, Porte de Versailles. Ma femme y était radicalement belle, et d’une compétence qui surprenait les vendeurs et représentants par son raffinement et sa perspicacité. Des regards d’admiration se posaient sur elle ; des regards d’envie bifurquaient vers moi. J’étais fier d’elle, c’est vrai. Ses questions étaient justes, toujours en phase avec l’évolution constante des produits, toujours en adéquation avec l’état du développement des recherches. Ma femme avait une vraie vision. Elle était, bien sûr, une chantre de l’habitat prospectif. Elle s’était abonnée, sur l’invitation que je lui avais formulée afin de lui permettre de cultiver sa passion et d’updater continûment ses connaissances, à une série de magazines et revues qui balayaient assez largement le champ de ses intérêts. Certaines de ces publications ressemblaient, plus qu’à autre chose, à des catalogues de vente par correspondance, présentant des photographies léchées de produits nouveaux, redessinés, ou en plein regain d’engouement surfant sur quelque vague « revival » comme les concepteurs et créatifs savaient en relancer en permanence. Ces images mettaient en scène des lieux d’habitation désirables, suscitant la convoitise des lecteurs et l’envie d’acquérir de nouveaux équipements ou de renouveler les leurs. D’autres revues étaient beaucoup plus pointues et même, pour certaines d’entre elles, d’une lecture ardue au non-initié. C’étaient de vrais livres d’analyse ; on pouvait parler de véritables théories de l’habitation. Les auteurs des textes étaient des chercheurs, des types vraiment ultra-compétents. Les thèmes de leurs travaux se déployaient entre la communication proprement scientifique, axée sur l’état des techniques et leur description en termes méthodologiques, et des réflexions plus en phase avec la société, ses problèmes, ses tendances, et sur le rôle que les technologies de l’habitat pouvaient y jouer. Des ouvrages comme Ethique et Domotique, Habitations momentanées, Construire penser classer habiter, Espaces achrones, Le Bulletin de la Maison morale, Gardiennage électronique et autres pensées sécuritaires, Home nomadique, residenZ, Section cinétique pour un nouvel usage domiciliaire, Revue internationale d’esthétique domestique, posaient de vraies questions et tentaient d’amorcer des éléments de réponse. Ma femme se passionnait de plus en plus pour ces choses. Elle lisait des articles une bonne partie de la journée, elle prenait des notes, consultait les sites en ligne, testait du matériel en avant-première pour une association de résidents-consommateurs. Elle était entrée en contact avec les éditeurs de la Maison morale et avec le directeur de publication d’Ethique et Domotique ; elle avait rencontré personnellement un rédacteur d’Habitations momentanées. En lui faisant part de ses propres points de vue sur les pratiques des interfaces électroniques et des commandes robotisées, celui-ci lui avait même demandé d’écrire un texte, intitulé Vigilance et télécommande. L’article qu’elle rédigea brillamment marqua le point culminant de la passion de ma chère épouse. Malheureusement, le comité éditorial de la revue lui refusa, pour des motifs qui nous sont, à elle autant qu’à moi, demeurés obscurs, la publication. (Probablement des problèmes de personne, des rivalités internes, des jalousies, enfin je ne sais pas…) Après la montée en puissance continue que ma femme avait vécue, ce refus fut subi comme un cruel désaveu, une sévère désillusion. Son enthousiasme s’étiola ; nous partîmes peu après en vacances dans le Sud. Là-bas même, elle ne se soucia que très peu de l’agencement de notre logement loué et de son équipement, d’une qualité pourtant remarquable me sembla-t-il. Elle n’actionnait plus les télécommandes, même la télévision était laissée à mon initiative et à ma maîtrise. Je vivais mal sa déception. Nous marchions des heures dans la campagne sans dire un mot. Elle subissait une restriction cruciale de ses capacités de manipulation ; elle n’adhérait plus au monde, il me semble. Lorsqu’elle finit par m’avouer qu’elle ne s’était intéressée à « tout ça » que pour me faire plaisir, que la prospection en matière d’habitation l’avait toujours littéralement exaspérée et que le goût qu’elle en avait témoigné ne tenait qu’à sa volonté de se prendre au jeu afin de me satisfaire, j’en fus contrit. Je lui signifiai que notre malentendu avait été grand. Nous décidâmes tous deux d’un nouveau départ, et que notre erreur n’était pas, ne devait pas être synonyme d’échec. |