2. Village global |
Ton corps, nous le savons bien, et la position et la situation et la présentation de ton corps, Ed, la disposition de ton corps à cet instant précis qui n’est pas celui de ta mort, ni même celui de la découverte et de l’interrogation nécessaire qui succèdent à celui de ta mort, Ed, mais qui est l’instant où la découverte de ton corps est entérinée, classée, devenue phénomène, qui est l’instant d’encore après la mort où la mort est validée, vérifiée, interprétée, rendue publique, l’instant où ta mort passe dans le vocabulaire, Ed, ton corps est alors une seule et unique question, une question ouverte, Ed, question qui est sans doute une matière à examens et à surexposition, ton corps, une pâture de tabloïds autant qu’un objet parfait, ciselé avec une précision maniaque pour donner cours à des investigations sans fin, susciter des hypothèses, des conjectures foireuses, des conclusions scientifiques, Ed, des élucidations logiques, ton corps, chair à flics et à objectifs Canon, avec son harnachement complet, sa parure qui l’expose tel quel, sa gangue essentielle, ton corps qui expose que la représentation est essentielle, qu’il n’y a pas de coupure entre l’essence d’un corps et ce qui le représente, ce en et par quoi il s’expose, ses formes et ses puissances d’apparaître, Ed, qu’un corps est un acte, que présence et représentation s’actent dans un corps, ton corps, Ed, la circulation de signes qui l’imprègne et l’enserre, sa récitation d’axiomes composés, déposés sur ta peau, Ed, et qui comme le tissu de tes veines et de tes nerfs courent sous ta peau, latents maintenant, à l’arrêt, muscles et organes, ton corps avec la totalité des courants qui le traversent de part en part et dont ton corps reste traversé, le restera, Ed, même décomposé, rongé, bouffé par pourriture, faune et commensaux, filant en lambeaux, ton corps, Ed, avec le grand flux du mainstream et du travail abstrait de la substance, le sel de l’argentique, la photogénie du cadavre impeccable, extatique, ficelé comme un lingot, comme une liasse de francs suisses, de fausses factures ou de contrats paraphés, scellés, signés, ornés de cette belle signature élégamment déliée, Edgar Berg, comme un sceau d’empereur, une morsure de cobra, une balle entre les yeux, Ed, déjà, une balle qui troue la peau, ta peau, Ed, ou tes deux peaux, dont on ne sait laquelle des deux est ta vraie peau, Ed, l’épiderme ou son double, ou si le double n’est que partie de la même peau, une peau unique et stratifiée, Ed, une balle qui troue l’os frontal, se loge dans la cervelle et y coupe les ponts, interrompt la danse neuronale, les algorithmes de ta virtuosité, (pause) Ed, ton corps, avec la plastique du latex, l’aller-retour, l’orifice extensible, élastique à la cheville, le crépitement du numérique de part en part, au-dessus de ta gueule d’ange, de ton visage lifté, à peine déformé par la peur et la jouissance, enfoui sous le vinyle et troué dans le front, Ed, le flash qui balaie la pièce ou qui perdure derrière tes paupières closes par deux doigts gantés de carabiniers, ton corps est un trou et une surface, un terrain de jeu, une plateforme d’échanges aussi dense que le trafic dans les rues de New-York ou les transvaluations de capitaux internationaux, Ed, des bulles, des écritures et des anges, nous le savons bien, fluctuants comme un tableau actualisé en temps réel au fronton d’une bourse ou d’un écran branché sur Bloomberg, Ed, des points gagnés, perdus, un point cardinal, un effondrement qui perdure, un fonctionnement clos, ton corps est un système autonome, une pluralité univoque, insoluble et continuelle, ton corps, donné, offert et engoncé, retenu et livré, est un problème, Ed, est l’antichambre d’un siège social où se décrète une restructuration, la chambre froide où s’ourdit une multitude de questionnements, une hypothèse, Ed, fait-on bien, est-on sur la bonne voie, prend-on la bonne décision, autant de question irrésolues, toutes les questions, Ed, les questions qui contraignent et qui déterminent et qui fabriquent ce monde-ci, notre monde, ce monde plutôt que n’importe quel autre, un monde seul, Ed, ces questions qui sont ton corps, toutes les questions que posent ton corps, contractées dans ton corps seul et qui se posent autour et par ton corps, qui se réduisent en une seule question, que ton corps réduit à une seule question, une question que ton corps pose, Ed, nous le savons, ton corps modifié pose et ne répond finalement qu’à une seule question, une question unique, Ed, nous le savons bien, et cette question c’est : qu’est-ce que le capitalisme ? |