1. L'épiderme et son double


Sur la peau, au niveau de l’os cunéiforme, comme à la butée soudaine, à l’extrémité définitive où achoppe l’incision imprimée dans la chair par la lame d’un couteau, ou comme la piqûre d’une aiguille, s’ouvre la première pointe d’un filet d’encre noire autour duquel, après un trait de quelques millimètres, s’enroule un filet similaire, le dédoublant, trame, sillon jumeau qui s’entortille et s’étend, forme un fin tressage et, de là, se déroule, parcourt la surface du pied, y marque des méandres à la façon, sur une cartographie sommaire, du cours d’un fleuve, traverse à intervalles réguliers une série de nœuds épais, hérissés d’épines taillées en biseau, formant le motif brut, grossièrement stylisé, du fil de fer barbelé. Le ruban tatoué passe sous la plante du pied, y dessine une boucle, file jusqu’au talon, disparaît à l’endroit où celui-ci repose sur le sol, planté dans la moquette rouge, passe dessous, ressort en longeant l’arête concave du tendon d’Achille, puis, bifurquant vers l’intérieur, s’enroule autour de la cheville, l’entoure de deux anneaux hirsutes, incrustés à même la surface du corps, lanières à vif, cilices indélébiles et figuratifs, accessoires mimétiques et punitifs d’un étranglement autogène, dont la tangente, à partir du point aveugle qu’offre le creux caché de la malléole, se disjoint, s’écarte de l’orbite circulaire enserrant l’articulation et, la ligne barbelée reprenant sa course diagonale, pénètre sous le pli que forme, au revers, la couture qui délimite la combinaison de latex noir pour y poursuivre, ou du moins le laisser supposer à l’observateur, entre deux peaux pourrait-on dire, entre l’épiderme et son double, l’original et l’ersatz, son cheminement sinueux, maintenant souterrain, soustrait au regard. Sur la surface luisante, glacée, comme si l’ensemble du tissu était enduit d’un lubrifiant ou recouvert d’une nappe de pétrole étale, les reflets de la lumière configurent une géométrie aléatoire et fluide de plaques iridescentes, circulant au gré des inflexions de l’éclairage électrique ou de l’intensité du jour qui entre par les baies vitrées, variant selon l’angle qu’adopte le regard et glissant, sur toute la longueur du corps, autour des volumes que façonnent les mollets épais, les tibias saillants, les cuisses solides et lourdes, la proéminence remarquable de l’appareil génital, le ventre où l’on devine, au rebond qui pointe et arrondit la matière en dépit de la position allongée, une très légère surcharge pondérale, jusqu’à la poitrine où sont placées, au niveau de chaque sein, deux fermetures Eclair horizontales de cinq centimètres, aux crans couleur argent, l’une, la droite, entièrement close, l’autre aux deux tiers tirée, laissant par l’entrebâillement de la glissière, à travers les deux rangées de dents détachées, un petit bourrelet de chair visible, un morceau infime de l’aréole et le segment d’un anneau de métal. Serré à fond autour de la gorge, un collier pour chien dont les œillets sont cerclés d’éclats de diamant et auquel est attachée une longue laisse de cuir noir qui traîne, sur la moquette, à droite du buste, recouvre la base d’une cagoule de vinyle, d’une couleur noire exactement identique à celle de la combinaison, modelant les formes exactes du bas du visage engoncé, reconstituant une face dédoublée, superposée, surnuméraire et lisse, à laquelle auraient été ôté toute expression et toute aspérité, tout relief et tout accident hormis un pli à l’emplacement du nez, deux trous au niveau des narines, et deux fentes pour les yeux un peu au-dessus desquelles, sous l’effet de la balle, le vinyle a littéralement explosé, découvrant une surface qui excède largement celle de l’orifice, mêlé à un amas informe de peau et de sang, aux fragments d’os et de chair, la boîte crânienne ayant éclaté, répandant, sous le sommet de la tête et, dans l’axe du point d’impact du projectile, au sol sur plusieurs dizaines de centimètres, les débris de la tête déchiquetée et des différentes substances solides ou liquides qu’elle contenait. La combinaison dite « intégrale » recouvre jusqu’aux poignets les deux bras écartés en croix, dont le tracé des muscles est parfaitement discernable et dont l’œil suit les lignes, perçoit les contours effilés ; seules apparaissent à l’air libre, dégagées de la gangue élastique, les mains, longues, fines, dont la paume est tournée vers le plafond de la pièce, sillonnée par le réseau des veinules bleues et, sinon, par un effet de contraste saisissant, blanche comme de l’albâtre, ou comme les marbres de Carrare qui couvrent les murs des douze salles de bain de la demeure, parmi lesquelles celle, mitoyenne à la chambre où se trouve le corps, où fut retrouvé, abandonné dans un lavabo, le Glock 18 chambré en 9mm Parabellum OTAN, arme présumée du crime et propriété de la victime, répondant à l’identité d’Edgar Berg, milliardaire, virtuose de la finance, résidant sur les hauteurs de Cologny, Canton de Genève, Suisse, dans une magnifique villa avec vue sur le lac Léman.